Ana Perrin Heredia, chargée de recherche au CNRS, met en lumière pour nous d’autres manières d’épargner et les implications sociales que cela comporte.
Selon l’Insee (source 20171), le taux d’épargne des 20 % des Français les plus modestes est estimé en moyenne à 2,4 % de leur revenu disponible, tandis que celui des 20 % les plus aisés s’élève à 30,3 %2 : sans surprise, plus les revenus sont faibles, plus mettre de l’argent de côté s’avère difficile. Au-delà de ce lieu commun, nombreux sont pourtant ceux qui, même avec de faibles revenus, cherchent à se prémunir contre les aléas futurs. Mais leurs tentatives, outre le fait qu’elles nécessitent des efforts et des sacrifices considérables, sont loin d’être toujours visibles. Pour les percevoir, il peut s’avérer utile d’interroger une autre évidence : ce que l’on définit communément comme étant de l’épargne, à savoir une réserve d’argent, accumulée dans des bas de laine ou sur un compte bancaire, parfois placée (actifs financiers, patrimoine). Dans tous les cas, cette épargne conserve une valeur d’échange et constitue la promesse d’un complément de revenu. Elle n’est de ce fait envisagée que sous une seule forme, monétaire (ou potentiellement monétaire).
Or, ceux à qui l’expérience a appris que, lorsque l’argent vient à manquer à la fin du mois, il est très difficile de ne pas aller « piocher » dans les diverses cagnottes (aussi bien cachées ou sanctuarisées soient-elles), savent qu’il vaut parfois mieux lui donner d’autres formes. Pour éviter que cette épargne ne s’évapore (elle a tendance à glisser entre les doigts de ses détenteurs), il peut être préférable, plus réaliste ou prudent, de trouver les moyens de la « solidifier », de constituer des stocks en dur (de nourriture, de produits d’hygiènes et d’entretiens, de vêtements, de jouets, etc.) plutôt qu’en liquide (en espèces sonnantes et trébuchantes). Ainsi, les placards et les congélateurs, souvent pleins à ras-bords, tout comme les armoires et les cagibis dans lesquels sont entreposés les achats effectués en période de promotion (soldes et autres), sont des espaces de stockage qui donnent à voir ces pratiques d’anticipation populaires, ces formes hétérodoxes d’épargne. On peut par exemple y trouver des jouets, acquis à l’occasion de remises ponctuelles (du type un produit acheté, un offert) et conservés en prévision des fêtes futures (anniversaires, invitations, fêtes de fin d’année), ou des vêtements pour enfants, achetés à 70 % de leur prix initial deux ou trois ans parfois avant qu’ils ne puissent être portés. Dans ces cas, l’argent dépensé et matérialisé dans ces biens mis de côté, n’est pas destiné à satisfaire une consommation immédiate mais bel et bien à assurer des consommations futures.
On voit ainsi comment certains allants-de-soi – envisager l’épargne uniquement sous forme monétaire, uniquement pour lisser des aléas de revenus, et non sous forme de stocks, pour aussi lisser des aléas de consommation – peuvent conduire à redoubler les problèmes auxquels s’affrontent les plus pauvres. Aux difficultés économiques qui les empêchent d’épargner sous la forme la plus avantageuse qui soit (sans pré-affecter son usage), s’ajoutent des obstacles d’ordre social, relatifs au regard que l’on porte sur leurs pratiques. D’une certaine façon, adopter une définition restrictive de l’épargne revient à masquer les efforts, déjà colossaux, que les plus démunis doivent produire pour parvenir à se prémunir contre les effets de possibles baisses de revenus et réduit leur chance de voir reconnues leurs capacités à anticiper et à prévoir.
1 Accardo J., Billot S., Buron M.-L., 2017, « Les revenus, la consommation et l’épargne des ménages par grande catégorie entre 2011 et 2015 », L’économie Française, édition 2017 – Insee Référence.
2 En 2011, un ménage ordinaire épargne environ 5 014 euros par unité de consommation, soit 17,1 % de son revenu disponible(Ibid.)
Texte original à retrouver sur :
https://www.creditmunicipal.fr/accompagnement-budgetaire/accompagnement-budgetaire/newsletter—janvier-2019/en-quelques-mots-4.html;