Evolution et enjeux des liens entre protection de l’enfance et questions sociales. L.Barbe

Laurent Barbe – Consultant cabinet CRESS – Site www.cabinetcress.fr

Résumé :

Dans un contexte qui voit augmenter les phénomènes de pauvreté vécus par les enfants et leurs familles, de nombreux exemples montrent à quel point il est difficile de penser la « question sociale » dans un dispositif de protection de l’enfance structuré autour d’une appréhension individuelle des situations. Ce phénomène, qui prend parfois un aspect de déni, résulte de facteurs multiples tenant à l’histoire du secteur, à ses modes de légitimation et aussi à l’organisation segmentée des publiques. Il produit une difficulté observable à penser et mettre en œuvre les articulations avec la problématique de l’inclusion sociale qui concerne pourtant une grande majorité des familles concernées. Or les enjeux d’un vrai travail sur cette question sont importants si l’on veut éviter que la protection de l’enfance ne soit la « voiture balai » des autres publiques.

Merci pour votre invitation. Je suis très intéressé par le thème que vous avez choisi d’aborder, intervenant en tant que consultant auprès d’acteurs de la protection de l’enfance et aussi du secteur de l’inclusion sociale. Au delà de l’accompagnement d’équipes et d’institutions, je cherche évidemment à penser ce que nous vivons.

Protection de l’enfance et lutte contre l’exclusion : des mondes parallèles ?

La notion de carrefour que vous avez évoquée dans le titre du forum est intéressante pour parler de la mesure AGBF avec sa dimension très concrète, liée à l’argent et aux réalités quotidiennes vécues par des familles, dont on peut affirmer qu’elles connaissent une situation socio-économique problématique. Pourtant, il est étonnant de voir à quel point la mesure reste numériquement faible et donc peu utilisée alors même que les indicateurs de dégradation de la situation sociale sont dans le rouge : le CNLE ( Avis du CNLE sur la pauvreté des enfants en France – Juillet 2013 -) estime que près d’un enfant sur cinq vit dans une situation de pauvreté. La raison de ce paradoxe me semble tenir au fait qu’il y n’a en réalité pas vraiment de vrai carrefour (au sens d’un lieu dans lequel les chemins se rencontrent) entre les secteurs institutionnels de la protection de l’enfance et de la lutte contre l’exclusion. Je ne cesse d’avoir des preuves multiples de ce phénomène. Dans le secteur de l’hébergement social, il faut ainsi savoir que depuis 2010 les enfants sont majoritaires dans le public accueilli et pourtant, les acteurs ignorent largement le rôle et les fonctions de la protection de l’enfance. Du coté de la protection de l’enfance, la question de la condition sociale et plus crûment de la pauvreté des familles fait même l’objet d’une forme de déni. Un peu comme s’il fallait toujours se défendre de la terrible accusation qui serait de constituer une forme de double peine pour les pauvres. De ce point de vue, il me semble que le rapport Naves Cathala, commandé par Martine Aubry en 2000, à partir d’un questionnement des acteurs associatifs de lutte contre la pauvreté, n’a pas permis que le débat soit approfondi, malgré son intérêt et sa richesse. Tout le monde en a retenu qu’aucun enfant n’était placé du seul fait des conditions matérielles de vie de ses parents. Dont acte. Mais on est resté là comme si la question ne devait être posée que dans une forme binaire. Pourtant comment nier la force du lien qui existe entre conditions sociales difficiles et interventions de protection de l’enfance ? Même si elles sont difficiles à obtenir et à analyser, toutes les données mettent en évidence ce lien, cette corrélation non déterministe mais probabiliste. ( les acteurs ne manquent jamais de rappeler que la protection de l’enfance peut concerner tous les milieux, mais cela reste très à la marge du fonctionnement global)

Roland Giraud citait hier une donnée qui montre que très peu des familles suivies par les services de l’ASE disposaient de revenus d’activité. La part des familles nombreuses et des familles monoparentales est souvent très importante dans les publics accompagnés. Un service d’Action Éducative à Domicile avec lequel je travaille a ainsi comptabilisé plus de 50 % des femmes seules…et le lien statistique entre monoparentalité et pauvreté n’est plus à démontrer. L’évidence de ce lien est également régulièrement rappelée par ATD quart monde. Le livre de Marie Cécile Renoux (Réussir la protection de l’enfance – Editions de l’atelier 2008 ) a comme premier chapitre « Reconnaître le lien entre pauvreté et placement »…Elle invoque elle même le rapport Naves en reprenant ce qu’il pointe sur la situation sociale difficile de la grande majorité des situations observées par la mission. Elle en tire évidemment des conclusions sensiblement différentes et démontre la manière dont vivre dans la pauvreté a des conséquences sur tous les aspects de la vie familiale. Reconnaissons qu’il est difficile de ne pas lui donner raison. Peut-on, en effet, imaginer que les réalités vécues dans une famille soient étanches par rapport aux relations parents/enfants ? Que la précarité des ressources et des conditions d’existence n’ait pas des effets délétères sur la manière de voir le monde, d’aborder la vie familiale ? Or la pauvreté confronte à toutes sortes de difficultés ou se mêlent de manière inextricable les réalités financières, psychologiques et relationnelles notamment avec les enfants (céder ou non aux demandes des enfants pour être comme les autres – avoir internet – avoir de la 2 les acteurs ne manquent jamais de rappeler que la protection de l’enfance peut concerner tous les milieux, mais cela reste très à la marge du fonctionnement global marque – faire face avec un reste à « survivre » comme on dit souvent – faire quand même des dépenses qui font plaisir, etc.).

Tous les travaux français et européens sur le sujet montrent ainsi que la pauvreté au delà de son aspect budgétaire a des conséquences multiples et irradiantes sur l’ensemble de l’existence des personnes concernées. Cela devrait être un point de départ. Une question peu traitée dans le cadre de la protection de l’enfance Les éléments témoignant de la difficulté du secteur à se saisir de la question sont multiples. Dans mon expérience, j’en repère quelques uns :

• Plusieurs rapports ont pointé à quel point de très nombreux écrits sur les situations familiales étaient vagues quant aux conditions d’existence des familles. Souvent d’ailleurs, les travailleurs sociaux sont gênés quand on aborde cette question, un peu comme si la question de l’argent relevait de la sphère privée…alors même que toutes sortes de questions sur les relations familiales sont posées et abordées. Je constate aussi qu’ils ignorent fréquemment la profession des parents ou leur statut dans l’emploi (stable, précaire) ainsi que le niveau de ressources dont disposent les familles.

• J’observe aussi de nombreuses réticences à évoquer cette dimension sociale comme si mener cette analyse constituait un risque de dévoiement d’une pratique sociale essentiellement vécue et pensée comme clinique (le terme étant d’ailleurs emprunté au domaine de la psychothérapie ou de l’analyse)… J’ai été frappé de noter sur le site du CNAEMO comme première affirmation du réseau que : « L’intervention, en action éducative en milieu ouvert, vise des personnes et non des populations. C’est à-dire que la prise en considération de chaque individu doit l’emporter sur la « prise en charge » de populations types. » Si on ne peut que souscrire à l’affirmation (un peu tautologique) qu’une intervention individuelle vise d’abord des personnes, cette formulation me paraît symptomatique de la manière dont est évacuée la question plus politique des populations concernées, en créant une opposition un peu factice entre deux modes d’approche qui pourraient en fait se combiner, se nourrir.

Comment s’étonner alors de la difficulté du secteur à aborder le sujet du monde populaire, voire de la question des migrations (selon l’expression du pédopsychiatre qui est intervenu hier pour montrer les spécificités de ce monde à Marseille) ou encore celle de la pauvreté ?

• Je constate aussi que nombre de projets de service ou d’établissements ne font souvent aucune référence à la dimension sociale de ce que vivent les parents, sinon pour en faire un élément explicatif dans une longue liste des difficultés ou carences. De ce point de vue, Frédéric Jésu dans le Journal du droit des jeunes (n°326 Juin 2013) regrette à juste titre l’évolution de la terminologie vers le terme de parentalité…qui marque selon lui le passage du pluriel au singulier, de l’approche  Parents et professionnels côte à côte pour un duo de compétences sociopolitique à une approche psychologisante.  Au lieu d’une approche s’intéressant à la condition parentale dans sa globalité. Car, dit-il, cette approche fait une plus grande place à l’impact des conditions de vie individuelles, familiales, du collectif qui permet (ou non) d’élever un enfant dont on sait qu’il faut « un village pour l’éduquer » selon l’expression bien connue.

• Un autre obstacle observable tient aussi dans la faible territorialisation de l’action. Souvent les intervenants en milieu ouvert connaissent bien le monde institutionnel (le scolaire, les circonscriptions…) mais nettement moins bien les acteurs de proximité du social, les lieux de solidarité…C’est que pointaient récemment des intervenants confrontés dans le cadre de leur action éducative à des situations de grande précarité au sein desquelles, il leur apparaissait très problématique de rester centrés sur le « cœur de métier », alors que les familles ne savaient souvent pas ce qu’elles pourraient manger demain. Cela peut paraître un cliché misérabiliste mais c’est une réalité fréquente.

• Enfin, même si les travailleurs sociaux sont sensibilisés et attentifs à cette dimension, il reste souvent difficile de savoir quoi faire des constats faits dans ce domaine. Par exemple : comment aller au delà du constat qu’il est difficile d’être mère dans les 12 m2 d’une chambre d’hôtel ? Comment ne pas juste en rester à un constat d’impuissance, de compassion ? Il y a là une question vraiment difficile pour les intervenants.

Pour résumer, les obstacles à une prise en compte conséquente des questions sociales sont dans le secteur de plusieurs ordres : – une appréhension individuelle des situations qui rend complexe de penser des questions sociales transversales engageant une dimension territoriale – une polarisation et mobilisation largement tractée par la question du risque – une approche professionnelle qui se spécialise, se durcit au détriment du travail de réseau que tout le monde appelle pourtant de ses vœux.

Quelques éléments d’explication.

Pour mieux comprendre ce mécanisme, il me semble important de faire un rapide retour sur l’histoire. Car la protection de l’enfance a ainsi une longue histoire largement polarisée sur les populations ouvrières et les classes laborieuses. Sans complexes, car la question n’était pas problématisée à l’époque, elle se situait dans une perspective dans laquelle l’Etat se substituait aux familles, y compris sans les informer de rien (on se rappelle de l’exemple des enfants de la Réunion déplacés, « déportés » pourrait-on dire dans le massif central). Les enfants devenaient ainsi les enfants de l’assistance ou de la DDASS comme on le dira ensuite à partir de 1964. Celle-ci a ainsi constitué le modèle d’une gestion principalement administrative et centrée sur les populations pauvres. Elle en a gardé une réputation de «rapteuse  d’enfants » qui reste très ancrée dans la culture des milieux populaires. Mais différentes dénonciations ont amené à une prise de conscience de l’arbitraire et de la violence de ces pratiques.

Un marqueur et opérateur de cette évolution sera le rapport Questiaux de 1982 qui amorcera une évolution importante. Pour le domaine de la protection de l’enfance, l’évolution se traduira par un retour du judiciaire dans la décision (tous les deux ans) et par l’attention grandissante portée aux droits (à connaître son dossier – à un débat contradictoire – au respect de l’autorité parentale)…Tout cela apparaît à l’évidence comme un progrès social. Cette évolution a donc été corrélée à une évolution considérable des modes de légitimation de l’intervention avec la nécessité d’une analyse fouillée, révisée et légitimée par une autorité judiciaire indépendante. Le corollaire de ce progrès a été pour le secteur le fait de se tourner massivement vers un référentiel psycho-familial largement dominé par la psychanalyse, un travail ou un questionnement sur l’histoire familiale. Il faut y ajouter la polarisation importante depuis 90 sur la question de la maltraitance et de son repérage qui a amené au développement d’une notion de danger voire de « risque de danger » qui colore maintenant l’appréhension initiale des situations. On en voit d’ailleurs la résultante dans la mise en place des Cellules de Recueil des Informations Préoccupantes, qui si elle était utile au regard de la situation initiale, produit des effets souvent problématiques pointés dans différents Conseils Généraux.

Tout cela est constitutif d’un basculement du dispositif de protection de l’enfance qui est à la fois légitime mais qui rend difficile de penser la question sociale et politique qui est sous-jacente à ces réalités. C’est paradoxal quand on relit l’adresse de Nicole Questiaux aux travailleurs sociaux qui évoquait que : « par-delà une aide individuelle et personnalisée, où l’individu est reconnu dans ses droits, l’action sociale doit avoir la capacité de mieux prendre en compte les difficultés collectives des populations concernées et de permettre aux « usagers » d’être des citoyens à part entière (1) ». L’impression est donc qu’on a un peu perdu la deuxième partie de son propos et que ce manque est problématique dans une période qui voit accroître les problèmes de désaffiliation et d’exclusion avec toutes leurs conséquences. La question de l’enfance est de plus en plus aspirée dans ses processus par une notion du risque qui ne permet pas de penser la question sociale… Il faut ajouter à ce tableau, pas très riant, je l’admets, la période de tension traversée par les politiques publiques qui pousse chaque institution à chercher une centration sur « son cœur de métier » selon l’expression consacrée…ce qui invite souvent à laisser de coté toutes les questions pourtant essentielles qui se jouent à l’intersection des politiques publiques et des responsabilités institutionnelles. Tout le monde insiste sur la nécessité du décloisonnement et du travail en réseau mais c’est loin d’être une réalité en augmentation pour ce que je peux en constater.

Les enjeux

Pour autant, même si cela reste difficile, il me semble qu’il est utile plus que jamais de continuer à penser aussi la question sociale sous-jacente aux pratiques de protection de l’enfance.

Il y a cela plusieurs enjeux

– des enjeux de compréhension.

Il faut rappeler qu’il existe une grande diversité de parcours, de modes de vie, de modèles éducatifs qui méritent d’être identifiés et pensés. C’est essentiel si l’on veut éviter prendre en compte les réalités culturelles et sociales différenciées dans lesquelles vivent les familles. De ce point de vue, la revendication d’ATD de formations autour de la compréhension des personnes vivant dans la pauvreté touche effectivement à un point important, même si ça n’est pas la seule piste à suivre.

– des enjeux d’adaptation et de diversification des actions et réponses apportées

Sur ce plan, il reste primordial de sortir de la seule modalité du travail individuel avec un intervenant dont on connaît l’intérêt mais aussi les limites. Je pense dans ce domaine à l’importance d’actions collectives, d’actions dans lesquelles on « fait avec » les personnes. Et je me souviens du travail étonnant mené par le pédiatre Maurice Titran auprès de familles très défavorisées du Nord.

– des enjeux de travail en réseau

L’exemple qui a été donné d’un travail commun des partenaires en Seine et Marne montre bien vers quelles logiques de travail collectif sur le territoire, on pourrait aller pour mieux connecter un ensemble d’interventions et d’aides au service des familles, pour créer des articulations réelles et non un seule logique de renvois mutuels sur d’autres intervenants. Mais cela reste trop rare et la logique du cloisonnement reste souvent la règle.

– des enjeux de développement de la participation

Le retard reste important en matière de dispositifs de participation au sein de la protection de l’enfance. Cela renvoie à des raisons multiples et fait courir le risque de voir des écarts grandissants entre les récits des travailleurs sociaux (de plus en plus pointus, familialistes…) et ceux des familles. Or j’ai beaucoup aimé l’expression du pédopsychiatre évoquant l’importance de construire des récits communs avec les familles que l’on accompagne. Il ne faut donc pas lâcher sur cette question et multiplier les occasions d’échange (lors des projets, des actions, des évaluations…).

Enfin, il y a un enjeu important sur le plan des politiques publiques au regard des effets importants des décisions de protection de l’enfance (Pierre Naves) et des effets pouvant être problématiques des séparations (même si leur nécessité est parfois indiscutable). En dehors des situations de vraie maltraitance (qui représentent autour d’un cinquième des situations, selon des estimations fréquemment convergentes), le risque que je ressens parfois est une protection de l’enfance voiture balai…dans laquelle on protège les enfants, faute d’avoir su comment aider les familles. Au risque de dépenser plus dans des séparations problématiques que dans la sécurisation des situations familiales. Au risque aussi d’un cruel paradoxe, quand à l’âge de 18 ans, une majorité de jeunes rentrent chez eux, par choix ou faute de mesures jeunes majeurs (dont on connaît la diminution considérable et le rétrécissement de l’horizon temporel souvent limité à 6 mois ou un an).

J’ai bien conscience de la complexité de toutes ces questions. Ça n’est évidemment pas une raison pour cesser de les poser le plus clairement possible.

En annexe : un encadré issu d’informations sociales à partir du travail d’ATD Quart monde. Enfants pauvres, pauvres enfants. INFORMATIONS SOCIALES, n° 79, 1999

Nous demandons de l’aide. Un signalement est fait par l’école ou par les services de santé ou par les voisins. Et les solutions qui sont proposées ne sont pas toujours celles que nous espérions : « Nous vivions avec les deux enfants de un et deux ans dans un garage, sans eau, sans électricité, sans WC, sans rien. Alors les enfants ont été placés. Nous attendions un logement, le chauffage, de l’argent pour manger et un travail pour que les enfants soient fiers de nous. Mais au lieu de cela, on nous a kidnappé nos enfants. En février 1999, nous avons été convoqués par le juge et nous avons pu récupérer les enfants tous les quinze jours. Ça se passe très bien, les enfants sont très heureux, et ils ne veulent plus quitter la maison. Pour les décisions qui concernent les enfants, nous sommes mis au courant de tout et nous donnons notre avis. » ATD Il y a une autre solution : c’est que tous les services qui peuvent être en relation avec des familles pauvres reçoivent une formation complémentaire. Nous pensons aux juges, aux avocats, mais aussi aux travailleurs sociaux, aux médecins, aux enseignants, à la police. Nous sommes trop souvent jugés sur une première impression sans que nous puissions nous expliquer.

Bruno Ségissement
Personne ressource auprès du conseil d'administration du CNDPF
ex chef de service DPFD.P.F. Délégué aux prestations familialesEdit Entry et AEMO