Temps objectif, Temps vécu : ici et ailleurs. Phiouphan NGAOSYVANTH

Ph.Ngao.RESUME : Il y a toujours un vécu subjectif du temps et cela quel que soit objectif : celui du chronographe, du calendrier quel qu’il soit, solaire, lunaire ou les deux, que soit rythmé par les travaux agricoles, les saisons, que ces travaux concernent la culture du blé, du riz, de la vigne, du manioc, que ces activités concernent la pêche, la cueillette, l’établi, l’élevage, le chantier ou le bureau.
Deux mondes possibles sont ainsi dessinés : celui du vécu et celui du temps objectif, collectif, imposé. Il arrive que les deux s’accordent: heureusement. Il arrive que les deux entrent en conflit : dans ce cas de figure, que peut faire le professionnel afin d’établir ou de rétablir les conditions telles qu’une concordance soit possible ?

Un tableau de Dali illustrerait bien nos propos du jour : « Persistance de la mémoire » ; il est plus connu sous cette dénomination : « les montres molles ». S’agit-il pour autant de la mollesse du temps lorsque sont peintes les pendules flasques ? Ne serait-il pas plus prudent d’y voir la variabilité de la mesure du temps, sa perception ?
Sans remonter jusqu’aux Grecs, les présocratiques avec « on ne se baigne jamais dans les mêmes eaux » ou autres sages des Indes avec « l’impermanence » ou de Chine, le temps, sa perception sont abordés par nombre d’auteurs.
« Une brève histoire du temps : du Big Bang aux trous noirs », ainsi titré, l’ouvrage de Stephen Hawking laisse entrevoir de quel temps il s’agit. Bergson avec son « Essai sur les données immédiates de la conscience » oppose le temps vécu au temps mécanique des physiciens, sans oublier « La machine à explorer le temps » de H.G. Wells.

Dans « Alice au pays des merveilles » de Lewis Carroll, la tyrannie du temps, sa perception sont traitées de façon faussement ludique notamment à travers cet outil : le langage et sa logique. La question de l’espace-temps fait son apparition dès le début avec le lapin qui consulte sa montre gousset ; il se hâte, Alice à ses trousses. Dans sa chute, cette dernière commute ainsi d’un espace-temps à un autre : elle passe d’abord de l’espace-temps de l’état de veille, plus familier, à celui du rêve, étrange comparé au précédent. L’espace-temps du rêve est composé à son tour de nombre d’espace-temps. En serait-il alors de même dans tout espace-temps, même celui de l’état de veille, celui de notre existence ordinaire, contrairement au premier abord ?

Le chapitre intitulé « Un thé chez les fous » constitue en ce sens une bonne illustration de la question du temps ; en plus d’Alice, trois personnages se rencontrent à cette occasion : le Lièvre de Mars, le Loir et le Chapelier avec ses démêlés avec le temps bien entendu depuis qu’il a « battu le temps » en chantant une chanson à la Reine. Au cours de cette réunion pour prendre le thé sans avoir de …thé, il est par exemple recommandé à Alice de ne jamais employer d’adjectif possessif à propos du temps puisqu’il n’est à personne. Chronos ne dévore-t-il pas ses propres enfants? Molle à sa manière, il se trouve que non seulement la montre du Chapelier retarde de deux jours mais qu’elle indique toujours six heures : il est tout le temps l’heure du thé. Alors les trois compères, le Chapelier, le Lapin de Mars et le Loir courent après le temps pour prendre le thé…. bien entendu la vaisselle n’est pas faite par manque de … temps. Evidemment le Loir passe son temps à dormir quelle que soit l’heure. Selon le Chapelier qui parle en connaissance de cause, le temps n’aime pas être marqué comme du bétail. Par contre, toujours d’après ce dernier, être en bon terme avec le temps permettrait de faire faire aux pendules ce que nous voulons, enfin presque tout… : serait-ce donc là le secret des maîtres du temps ?

Voyons donc ce précepte de plus près ; ainsi pourrions-nous à notre tour enfin dompter le temps et faire faire aux aiguilles de la pendule un périple selon nos désidératas, surtout ceux des personnes dont nous nous occupons ?

Nous avons probablement noté lors de nos voyages en avion que le temps est donné en heure locale et en heure universelle coordonnée dite heure UTC (Universal Time Coordinated) anciennement GMT (Greenwich Mean Time). Ce détail nous indique déjà que le temps absolu pose problème. Il montre d’autre part de quelle manière la question du temps universel est résolue dans la pratique : un temps objectif se détermine grâce à une convention partagée. Le temps atomique international (TAI), un étalon du temps, en constitue d’ailleurs une autre illustration comme le mètre étalon pour ce qui concerne l’espace, la pression atmosphérique standard ainsi de suite.
Pour le voyageur que nous sommes, l’heure UTC est loin d’être dénuée d’intérêt : elle constitue même un paramètre important pour la sécurité des voyages aériens et… du voyageur. Les conventions sur l’heure sont pratiques ; elles devraient l’être : elles constituent des repères partagés. Officiellement, dans un groupe donné, un repère commun permet à tous les membres du groupe de se situer dans le temps (et dans l’espace). Tout serait idyllique s’il n’y avait le vécu de l’individu, membre du groupe : le vécu du temps, le temps subjectif. Il se produit parfois un décalage entre le temps appelé ici par commodité temps objectif, conventionnel, collectif et le temps vécu nommé ici par commodité temps subjectif.

Pour saisir ce décalage qu’Alice vit dans ses aventures, il n’est cependant nullement besoin d’aller bien loin car l’exotisme est, comme souvent, quotidien, tellement banal que nous n’y prêtons guère attention : de même que pour Alice notre espace-temps familier n’est qu’une version possible du monde parmi d’autres versions. C’est un monde possible parmi d’autres mondes possibles : il coexiste avec d’autres mondes possibles. Ces différents mondes possibles, malheureusement, sont parfois décalés les uns par rapport aux autres, Alice le constate à ses dépens et nous aussi, souvent sans trop nous étonner, parfois avec découragement.

Ainsi dans l’avion, les passagers et les membres de l’équipage partagent effectivement le même espace-temps bien circonscrit : celui de l’aéroplane à telle heure qu’elle soit UTC ou locale. Pourtant cet espace-temps est loin d’être homogène ; dans ce même espace-temps coexistent autant d’espace-temps vécus que d’individus présents dans l’aéronef. En effet, quelle commune mesure entre le temps vécu du pilote qui surveille ses instruments dans le poste de pilotage, celui du personnel commercial navigant qui accompli ses tâches et celui du passager brêlé à son siège ? Quelle commune mesure entre le vécu du temps du voyageur de première et celui du voyageur de la classe touriste ? Quelle commune mesure entre le temps vécu de deux voyageurs de la même classe , entre le temps vécu de celui qui effectue ce trajet pour son agrément et le temps de l’autre qui se déplace pour régler un souci domestique ou professionnel? Et pour un même individu quelle commune mesure entre le temps vécu au décollage et à l’atterrissage etc …?

Nous tournant vers d’autres temps et d’autres espaces, il est toujours possible de nous dire : autres temps autres mœurs, autres espaces, autres repères… De ce fait cet exotisme, cette étrangeté, ce décalage : le temps ponctué par les cloches des églises, les appels des muezzins, les percussions des monastères bouddhistes, les processions… ne sont pas, plus vraiment étonnants.

Par contre, ce décalage déconcerte bien plus lorsqu’il est constaté à l’intérieur d’un espace-temps ; il étonne bien plus s’il ne dérange pas s’agissant de notre propre espace-temps : la société industrialisée dans laquelle nous vivons.

Nous évoluons, en effet, dans une société dans laquelle chronographes et chronomètres sont d’un usage courant : la plupart de nos appareils affichent l’heure à la minute près. Certains automates égrènent même les secondes, nous rappellent l’heure (malheureusement ? heureusement?), se mettent en marche ou au repos à un moment déterminé au gré de nos besoins…

Comme dans l’avion, nous avons affaire à un temps commun, partagé, celui d’une communauté, d’un groupe du simple fait d’évoluer dans un espace-temps commun avec un marquage du temps spécifié. Ce repère du temps collectivement partagé n’est pas choisi ; il n’est pas tyrannique uniquement avec le Chapelier et ses deux compagnons, le Lièvre de Mars et le Loir, à qui la montre impose de vivre uniquement à l’heure du thé à la plus grande stupéfaction d’Alice. Il suffit de nous rappeler les changements imposés par l’heure d’été et l’heure d’hiver, les heures d’ouverture ou de fermeture de nombre d’établissements : magasins, écoles, crèches, bureaux…

Ce temps collectif, objectif, quel qu’il soit, établi par convention est indépendant de l’individu, quel que soit le ou les repères utilisés : ici, là-bas, ailleurs, à d’autres époques ; il n’appartient pas à l’individu de décider du temps de la prière par exemple, de la messe, du jeûne, du temps sec, du vassa ou du vipassana. Mais ce temps imposé par le groupe est toujours vécu par l’individu de façon subjective, cela même lorsqu’il adhère à ce temps collectif. Que dire lorsque, pour une raison ou une autre, il n’y adhère pas ! Et ce temps subjectif est remarquable par sa variabilité au contraire du temps collectif, officiel, plus stable, sur une certaine durée en tout cas. L’angélus peut sonner, le muezzin peut appeler, le temple peut faire résonner ses percussions : certains vont y répondre pour des raisons qui leur sont personnelles. Par exemple : pour balancer les jupons et faire parler les punaises ainsi que le chante Anne sylvestre, pour discuter, pour s’y montrer sans même pénétrer dans le lieu du culte ; pour nombre d’individus le parvis de l’église constitue alors le lieu choisi pour se faire voir et la célébration du culte comme temps élu pour se faire remarquer ainsi que le montrent nombre d’historiens et sociologues. D’autres ne continuent pas moins à s’activer au lieu d’obtempérer.

Restons dans ce vécu subjectif du temps : il est central pour nous professionnels socio-éducatifs, car nous travaillons avec des individus bien en chair et en os avec leur vécu dont celui du temps.
Dans notre société industrialisée, nous savons, il s’agit là de connaissance, qu’une heure contient soixante minutes et une minute soixante secondes. Cela nous est imposé de même que la succession de la nuit et du jour, celle des saisons.
Effectuons cette expérience : fermons les yeux ; sans recourir à nos chronographes, estimons soixante secondes en nous fiant, disons, à notre vécu de ce temps pourtant bien officiellement, objectivement, caractérisé. Si nous sommes seuls, recommençons l’expérience plusieurs fois : nous pouvons constater qu’il est très rare de tomber juste pour ne pas dire jamais. Si nous sommes plusieurs, nous constaterons que nous sommes très exceptionnellement tous d’accord. Le chronographe donne un temps écoulé objectif et nous avons tous chacun d’entre nous un vécu subjectif du temps écoulé. Il est difficile que les deux se recouvrent.

Ce colloque se tient un 29 septembre 2014. Tout en acceptant cette référence collective et officielle, certains d’entre nous suivent en même temps un autre calendrier : le calendrier judaïque, chinois, bouddhiste, le calendrier musulman etc… Ils se situent à une autre époque : ils ne sont pas en l’an 2014, ils ne sont pas (que) en l’an de grâce 2014, ils sont aussi, soulignons aussi, dans l’année du cheval, ils sont en même temps en 1435, 2557, 5775 et pourtant, ils sont dans la même société que nous et nous partageons le même espace géographique, politique. Le premier janvier n’est pas le nouvel an pour tout le monde, il se situe en février pour certains, en avril pour d’autres…

Dans quel monde étrange nous trouvons-nous ? Dans quel monde étrange se trouvent-ils ? Comment font-ils les pieds posés dans deux époques différentes ? Ces personnes se trouvent-elles dans plusieurs mondes possibles en même temps ? Dans quel monde étrange nous trouvons-nous donc avec nos semblables qui sont dans un autre monde possible que le nôtre tout en étant dans le nôtre ? N’en est-il pas ainsi entre le pilote de l’avion et les passagers ?

Sommes-nous si différents d’eux ? Après tout, ne sommes-nous pas nous aussi dans différents mondes possibles en même temps, le monde possible régi par l’heure officielle et celui de notre vécu du temps (subjectif) ? A notre échelle, celle de notre petite vie, ne sommes-nous pas confrontés à la même situation qu’Alice, le pilote, tout voyageur, tous ceux qui suivent plusieurs calendriers en même temps ?

Même en suivant un seul et même calendrier, officiellement, pour certains d’entre nous la semaine commence un lundi pour finir un dimanche tandis que pour d’autres il n’en est pas de même pour différentes raisons. Un même constat peut être fait à propos de la journée : pour certains, elle débute à 05h00 pour d’autres à 19h00 etc. Ce n’est pas pour rien que, dans certains secteurs d’activité, il est question des « trois huit », de travail de nuit… Même dans ce dernier cas, l’uniformité est loin d’être acquise : il y a « trois huit » et « trois huit », « travail de nuit » et « travail de nuit », il y a des nuits qui commencent à dix-sept heures, minuit, d’autres à trois heures du matin…

Changeons à nouveau de focale comme cela se dit et se fait en photographie ou en optique ; ce genre de décalage ne se retrouve-t-il pas chez un même individu aussi : le pilote, Alice, chacun d’entre nous ? Mais le temps vécu, non pas pour différents individus mais pour un seul et même individu, serait-il donc aussi varié ?
Notre vécu de notre temps subjectif est-il le même, un jour chômé et un jour travaillé ? Le déroulement d’une même journée est-il vécu de la même façon, en matinée, l’après-midi ou le soir ? Un moment, employons volontairement ce terme plus vague que l’heure, est-il vécu de la même manière lorsqu’il est heureux et lorsqu’il est difficile ? Et pourtant, selon le chronographe qui donne le temps conventionnel, une minute comprends toujours 60 secondes, une heure 60 minutes, une journée 24 heures. Une seconde de peine n’est-elle pas vécue comme une… éternité, une heure d’attente ne dure-t-elle pas plus de soixante minutes tout en ne décomptant que soixante minutes, montre en main?

Il y a donc toujours un vécu subjectif du temps et cela quel que soit le temps objectif : celui du chronographe, du calendrier quel qu’il soit, solaire, lunaire ou les deux, que le temps soit rythmé par les travaux agricoles, les saisons, que ces travaux concernent la culture du blé, du riz, de la vigne, du manioc, que ces activités concernent la pêche, la cueillette, l’établi, le chantier ou le bureau. Pour nous qui œuvrons dans le domaine socio-éducatif, surtout pour les personnes dont nous nous occupons il n’est bien entendu pas possible d’omettre le temps des factures qui tombent ponctuellement, le temps d’entreprendre les démarches dans les délais etc.

Deux mondes possibles sont ainsi dessinés : celui du vécu subjectif et celui du temps objectif. Les deux peuvent s’intégrer : heureusement ils parviennent à s’accorder la plupart du temps,
avec bonheur même. Les deux peuvent être en conflit: dans ce cas de figure, que peut faire le professionnel afin d’établir les conditions telles qu’il soit possible de commuter d’un monde possible à un autre et mettre au diapason temps objectif et vécu subjectif ?

Pour reprendre les termes du Chapelier : comment faire pour « être en bon terme avec le temps », concilier deux mondes possibles, deux temporalités ? Pour employer un concept de la théorie des jeux, quel est le coup gagnant dans ce jeu avec ces mondes possibles et leurs temporalités ? Quels seraient les coups gagnants ?

Cette façon de faire est familière au professionnel, à la professionnelle, rappelons cela pour mémoire : à force de fréquenter les arcanes du monde possible des administrations, des textes réglementaires etc…ils connaissent quelques coups à jouer pour être gagnant ; ils savent à quel service s’adresser de préférence, à quelle personne précisément, en quels termes. Dit autrement, ils savent, ils parviennent à négocier et obtenir des délais : à gagner du temps. Ainsi le temps collectif et les temps subjectifs se retrouvent-ils ; la ou le professionnel(le) sait exploiter à bon escient les possibilités du monde possible du temps objectif  afin qu’un pont soit jeté entre le premier et celui ci : le monde possible du temps vécu.

En partant du monde possible du temps vécu, il arrive aussi au professionnel de savoir ce qu’il faut faire pour que le tandem joue gagnant, heureusement d’ailleurs car le professionnel et la personne dont il s’occupe constituent bien un couple, inconfortable parfois, mais un couple pour un temps déterminé et dans des conditions déterminées.
Là aussi, par expérience et à force d’arpenter le monde possible du temps vécu de son coéquipier, le professionnel connaît les façons de dire et de faire afin d’ajuster le monde possible du temps subjectif à l’autre monde possible.
Il sait par exemple de quelles façons, cette fois-là précisément, leur équipe est parvenue à jeter un pont entre les deux mondes ; de nouveau il exploitera ce savoir-faire. Il sait ainsi qu’il est possible de s’appuyer sur les régularités déjà repérées dans le monde possible de son partenaire : son lever ou son coucher, les soins aux enfants, son vécu du temps des repas ; la régularité de ce temps que l’intéressé parvient à instaurer et maintenir vaille que vaille ; le temps régulièrement consacré à ses courses, le moment consacré régulièrement à telle émission, telle activité, tel voisin etc. Régulièrement. En temps et en heure. Autant de contre- exemples à « je n’ai pas eu le temps », « elle a un autre vécu du temps »… ?
Le tandem part de ce vécu subjectif justement, avec modestie et rigueur de cette manière par exemple : qu’est-ce que le coéquipier fait, parvient à accomplir en temps et en heure ? Le couple voit comment il a procédé pour ainsi saisir sa façon de dire et de faire et surtout il saisira comment cette façon de dire et de faire est heureuse là : pour la télé, pour les courses, le réveil etc… Comment l’équipe a-t-elle su être en bon terme avec le temps dirait le Chapelier, là, à ce sujet ? Et surtout, surtout, comment continuer à être en bon terme avec le temps de l’autre monde possible, celui du temps objectif, de l’administration, des prestataires, du bailleur… ?
Les grands mots sont évités, en restant bien au ras des pâquerettes mais des pâquerettes précises : des pâquerettes qui montrent des façons de dire et de faire telles que les problèmes avec le temps se réduisent. Quand bien même cette réduction se révélerait-elle lente, trop lente aux yeux du professionnel impatient, aiguillonné par les résultats à obtenir, quand bien même cette réduction débuterait-elle dans un secteur bien étranger à ce qui préoccupe l’équipe.
Cet état des lieux détaillé est ainsi loin d’être négligeable, bien au contraire: à l’occasion, le couple voit alors probablement si c’est la perception du temps qui constitue l’obstacle ou non ; la perception du temps comme obstacle lorsqu’il s’agit de cette tâche là justement ; la perception du temps comme obstacle dans ces deux cas de figures bien évidemment, que cette activité soit accomplie ou non.

Cette façon de dire et de faire montre-t-elle que la perception du temps ne constitue pas l’obstacle à l’accomplissement de la tâche envisagée ? Le problème à traiter est alors ailleurs : les hypothèses (celles du professionnel, celles de l’autre membre du couple) quant à la relation entre perception du temps et la tâche à accomplir s’avèrent ainsi réfutées.

Cette façon de dire et de faire montre-t-elle que la perception du temps constitue effectivement l’obstacle à l’accomplissement de la tâche envisagée ? Comme pour toute difficulté, là comme dans les cas heureux, le tandem procèdera avec précision et rigueur ; ce temps vécu pourra, devra se décomposer, pas à pas, geste après geste, répétons-le, au ras des pâquerettes : n’est-ce point cela l’action éducative de la gestion du temps vécu à propos d’une activité définie, ce que le Chapelier dit « être en bon terme avec le temps afin que l’aiguille de la pendule se plie à nos desiderata » ?
La personne dont le professionnel s’occupe, le coéquipier, comment sait-elle que tel acte devra être accompli ? L’intéressée regarde-t-elle une horloge, un calendrier ? Entend-t-elle tel bruit ? Les voisins ? Éprouve-t-elle de la fatigue ? Se dit-elle quelque chose de ce genre : il est temps de… je n’ai pas envie de… il faut que… ? Quelqu’un lui dit-il quelque chose ? Que lui dit-il ? Qui lui dit cela, une voix, sa compagne, son frère, son poisson rouge… ?

Le professionnel que nous sommes fera bien entendu fi de ses évidences (ses élaborations intellectuelles, ses élucubrations dirait Antoine). D’ailleurs, quand est-ce et à propos de quoi cela ne devrait-il pas en être ainsi dans le socio-éducatif ? Cela demande beaucoup de modestie, de patience , énormément. Cela demande du… temps. Nos évidences ne nous rendent-elles pas aveugles et sourds à cet exotisme quotidien, cette idiosyncrasie banale, clefs de nos difficultés, par conséquent clefs de nos succès ? Ce vécu subjectif, cette montre molle ne sont-ils pas à relever, ne sont-il donc pas à exploiter? N’est-ce point cette banalité même qui rend opérationnelles les façons de dire ? Ainsi ces dernières ne sont-elles pas enchâssées dans la forme de vie de l’autre membre du tandem pour être opératoires ?
Nos évidences ne nous empêchent-elles pas de bien travailler avec l’autre, travailler sa version du monde ? La travailler dans sa version du monde ? Il nous est tellement évident n’est-ce pas, que la facture du gaz nous parvient au plus tard le dix du troisième trimestre, que le prélèvement s’effectue tous les quinze du mois, que la crèche se règle avant la fin du mois, la cantine… ?
Rappelons-nous nos propres omissions, nos propres façons de faire et de dire afin de réduire le décalage entre notre vécu subjectif du temps et le temps objectif pour faire notre déclaration d’impôt, pour réparer ceci ou cela, rendre visite à un tel ou une telle, répondre à tel courrier….  Que ne devons-nous pas mettre en place comme stratégie, comme veille, alarme, rappel à l’ordre ? La réduction de ce genre de décalage ne nous demande-t-elle pas des efforts, de la rigueur, beaucoup de rigueur ? Pour quelle raison n’en faudrait-il pas à notre interlocuteur, notre coéquipier d’un temps donné pour une mission donnée ? Quels efforts (car il ne s’agit pas de nos efforts, notre conception de l’effort), quelles alarmes (car il ne s’agit pas de nos alarmes, notre conception de la vigilance)… pour que notre coéquipier se mette en bon terme avec le temps afin que l’aiguille de la pendule…?

Ce rappel non pas pour dire cela : il nous faut comprendre ; le problème n’est pas là, comprendre, il n’est pas que là. Il ne nous faut pas seulement saisir la version du temps subjectif de l’autre (ou de nous-même d’ailleurs), il nous faut la saisir afin de voir avec la personne dont nous nous occupons comment elle a réussi à réduire sinon à empêcher dans certains cas une distorsion entre ce vécu subjectif et le temps objectif  ; comment a-t-elle réussi dans certains cas à domestiquer l’aiguille de la montre, par quels mots, quelle caresse … ?
il nous faut la saisir sa version du monde afin de voir avec elle comment réussir à réduire sinon empêcher dans d’autres cas une distorsion entre ce vécu subjectif et le temps objectif . Comment rendre moins molles ses montres ? Ajoutons par prudence : si tant est que ce décalage constitue l’obstacle à franchir. Car à la difficulté d’accomplir une tâche, il y a bien d’autres raisons possibles que cette différence entre le temps objectif et le vécu du temps quand bien même ce décalage serait invoqué.
Le décalage entre temps objectif et vécu du temps comme obstacle à l’accomplissement d’une tâche ne constitue qu’une hypothèse de travail. L’éprouver permet le cas échéant de l’éliminer et de s’attaquer à d’autres hypothèses de travail. Rien de tel pour cette épreuve qu’une investigation menée au ras du sol, de la vie dans laquelle il est nécessaire d’enchâsser nos façons de dire et de faire pour les rendre opératoires.

Tous les groupes humains possèdent des repères officiels du temps, pour ne pas dire des repères objectifs. Ces repères sont imposés. Cette pendule est dure, rigide même, plus ou moins. Tout individu a un vécu du temps, son vécu, le temps subjectif, cela quel que soit son groupe d’appartenance, quel que soit l’espace-temps dans lequel il évolue : passé, présent, futur, ici, là-bas. Cette pendule-là est plus ou moins molle.
Le premier temps est imposé, il peut être accepté bon gré mal gré, il est aussi un temps vécu. Le second est vécu là aussi bon gré mal gré ; Il y a un problème lorsque ces deux temps ne se recouvrent pas : lorsque ces deux temporalités ne sont pas bien agrées par la personne dont nous nous occupons, elle et nous qui formons un tandem en route vers un objectif commun rencontrons alors des difficultés. L’aiguille de la montre dure et molle n’est plus notre alliée, pour ainsi dire notre complice.
Sur ces deux temporalités, ces deux mondes possibles, nous pouvons agir de façons différentes : nous pouvons agir sur l’une ou l’autre, nous pouvons aussi agir sur les deux, dans les deux. Ainsi serons-nous, nous aussi en quelque sorte maîtres du temps ? Dans tous les cas il est rare de pouvoir faire l’économie du… temps.

Ce vécu subjectif importe pour notre façon de dire et de faire dans le domaine qui est le nôtre : le socio-éducatif. Il importe surtout lorsque le vécu subjectif et le temps objectif  ne se recouvrent pas ; il importe surtout lorsque le décalage est trop important entre ces deux temps. Enfin il importe parce que ce vécu subjectif est avancé comme argument lorsque ce qui devrait être accompli en temps et en heure ne l’est pas. Ce genre d’argument relève d’ailleurs aussi bien de nous professionnels que de la personne dont nous nous occupons.

Les délais administratifs, ce temps objectif, imposé, il nous arrive de savoir comment procéder pour l’accorder avec le vécu subjectif du temps, le nôtre et surtout celui de la personne dont nous nous occupons. Nous savons à quelle administration nous adresser , à quelle personne précisément, en quels termes. Dit autrement, nous savons, nous parvenons à négocier et obtenir des délais : à gagner du temps. Ainsi le temps collectif et les temps subjectifs se retrouvent-ils ; car nous avons affaire à trois temporalités au moins dans ce monde possible ; le temps objectif de l’administration pour faire bref car ce temps objectif peut être aussi le temps subjectif d’un agent de ladite administration, le temps subjectif du professionnel et le temps subjectif de la personne dont nous nous occupons. Le précepte du Chapelier est exploité : nous savons dans certains cas nous entendre avec le temps et commander à l’aiguille de la montre par la construction d’un monde possible partagé.

Par contre, les recommandations du Chapelier paraissent difficiles à exploiter une fois les ressources envisagées précédemment épuisées et le professionnel lui aussi épuisé. Comment alors parvenir par exemple à ce que la personne dont il s’occupe acquitte dans les délais sa (ses) facture(s), comment l’amener à entreprendre dans les délais telle et telle démarches… surtout lorsqu’elle dit qu’elle n’a pas le temps ou lorsque le professionnel pense qu’elle a un autre vécu du temps… que lui, d’où cette pesanteur sinon cette inertie ?

En faisant appel à nos expériences heureuses, nous pouvons nous rendre compte qu’il nous arrive de ne pas être tout à fait désarmés, d’obtenir quelques succès là aussi en tant que professionnels, heureusement d’ailleurs.
Que pourraient nous apprendre ces succès : les nôtres, ceux du professionnel mais surtout les succès de la personne dont nous nous occupons ? ces succès ne sont-ils pas pourtant très instructifs, d’une autre façon que les insuccès ?

Nos succès ne proviendraient-ils pas d’une certaine adhésion de la part de la personne avec qui nous travaillons, adhésion à l’objectif proposé, adhésion à une certaine façon de faire ?
Comment sommes nous parvenus à cette adhésion et dans quel domaine quand bien même si ce secteur serait-il bien éloigné de celui qui voit nos efforts peiner ? Par quelles façons de dire et de faire sommes nous arrivés, tous les deux, à partager le même monde possible ? Ce monde possible ne comporte-t-il pas déjà quelques éléments communs au professionnel et son coéquipier ? Aurons-nous débuté à partir de ces traits communs pour les prolonger vers d’autres éléments, prudemment, modestement ? Nous ne commencerons pas alors totalement démunis ?
Ne débutons-nous pas rarement dans une total dénuement pour ainsi dire jamais ? Le tandem constitué par le professionnel et son coéquipier n’est-il pas imposé ?

Et si par malheur ce monde possible à partager se présente vide de ces éléments ?

e ces deux points ? D’une part, une certaine adhésion de la part de plus ou moins commun d’une part ? Ne découleraient-ils pas aussi d’une certaine similitude entre les façons de dire et de faire de la personne avec qui nous travaillons et les nôtres ? Cela nous éviterait-il ainsi de construire ou de nous rabattre sur des explications ethnologiques, sociologiques ? Cette proximité ferait-elle alors que tout simplement nous partons des façons de dire et de faire de la personne qui se trouve en face de nous et avec elle, modestement, pas à pas sans perdre de vue nos objectifs professionnels, communs ?

Ne restons-nous pas dans un domaine où la personne dont nous nous occupons parvient à réduire, elle, sinon à effacer le décalage entre temps objectifs et subjectifs ? Ne voyons-nous pas avec elle comment elle parvient à ne pas se fâcher avec le temps comme le suggère le chapelier ?

Ne partons-nous pas des succès de la personne dont nous nous occupons, même lorsque cela présente à première vue très peu de rapport avec ce qui nous concerne, elle et nous : payer en temps et en heure son loyer par exemple ? ne débutons-nous pas avec sa réconciliation avec le temps, de son temps apprivoisé : son lever ou son coucher, les soins aux enfants, son vécu du temps des repas ; la régularité de ce temps que l’intéressé parvient à instaurer et maintenir vaille que vaille ; le temps régulièrement consacré à ses courses, le moment consacré régulièrement à telle émission, telle activité, tel voisin etc. Régulièrement. En temps et en heure. Autant de contre- exemples à « je n’ai pas eu le temps », « elle a un autre vécu du temps »… ?
Partir modestement de ce vécu subjectif justement, avec modestie et rigueur ne pourrait-il pas se présenter ainsi : qu’est-ce que l’intéressée fait, parvient à accomplir en temps et en heure ? Voir avec elle comment elle a procédé ; ainsi nous saisirons sa façon de dire et de faire et surtout nous saisirons comment cette façon de dire et de faire est heureuse là : pour la télé, pour les courses, le réveil etc… Comment a-t- elle su être en bon terme avec le temps dirait le chapelier ?

De notre part, professionnels, cette recherche est-elle cependant si désintéressée que cela ? Elle ne permettra pas d’exploiter cette indication du chapelier : amener l’aiguille de la pendule à se plier à notre volonté ? En effet cette investigation montrera-t-elle peut-être comment rendre cette manière de faire et de dire heureuse, modestement, pas à pas, ailleurs aussi ? Là où nous aimerions que cette régularité soit aussi le cas : le temps des factures, le temps des démarches… ? Nous y parvenons alors en évitant les grands mots, en restant bien au ras des pâquerettes ? Mais des pâquerettes précises ; des pâquerettes qui montreront des façons de dire et de faire telles que les problèmes avec le temps se réduisent. Quand bien même cette réduction se révélerait-elle lente, trop lente à nos yeux de professionnels impatients, aiguillonnés par les résultats à obtenir ? Quand bien même cette réduction débuterait-elle dans un secteur bien étranger à ce qui nous préoccupent ?
Cet état des lieux détaillé est-il ainsi loin d’être négligeable, bien au contraire ? à l’occasion, nous verrons alors probablement si c’est la perception du temps qui constitue l’obstacle ou non ; la perception du temps comme obstacle lorsqu’il s’agit de cette tâche là justement ; la perception du temps comme obstacle dans ces deux cas de figures bien évidemment, que cette activité soit accomplie ou non.

Bruno Ségissement
Personne ressource auprès du conseil d'administration du CNDPF
ex chef de service DPFD.P.F. Délégué aux prestations familialesEdit Entry et AEMO