Lors de notre Forum de Poitiers , nous avons particulièrement apprécié l’intervention de Dany-Robert DUFOUR, Professeur de philosophie de l’éducation à l’Université de Paris 8.
Argument : Nous partirons du fait que le petit d’homme est un être qui vient au monde notoirement plus inachevé que les autres mammifères supérieurs – ce qui renvoie à la théorie dite de la néoténie de l’homme (développée par de nombreux auteurs dont l’anatomiste L. Bolk, le psychanalyste S. Freud, l’anthropologue S. J. Gould…).
Cette thèse permet de faire l’hypothèse que l’enfant naît en fait deux fois : une fois dans la nature avec certaines caractéristiques génétiques et une seconde dans la culture au terme d’un long développement dans un milieu spécifique.C’est ce second aspect qui nous retiendra. Il convient donc de caractériser la culture qui accueille aujourd’hui le petit d’homme et de préciser le type de maternage et d’éducation que cette culture promeut en vue de produire un adulte.
Nous essaierons de montrer que notre époque se caractérise par une mutation culturelle de grande ampleur, caractérisée par l’apparition d’un milieu libéral qui tend aujourd’hui à se généraliser dans le monde sous la forme du néo-libéralisme mondialisé. Contrairement à ce qu’on croit souvent, ce milieu libéral ne concerne pas que le développement d’une économie du tout marché (d’ailleurs en crise aujourd’hui). Car ce processus affecte aussi les autres grandes économies humaines : les économies politique (la forme de l’État ‑ régulateur du Marché ou promouvant le laisser-faire), symbolique (les valeurs sur lesquelles la communauté repose), sémiotique (les types de discours et d’échanges discursifs qui se déploient) et enfin psychique (la façon dont sont alors gérées les pulsions).
Appréhender la culture dans laquelle baigne aujourd’hui l’enfant, revient donc à comprendre les mutations qui affectent toutes les grandes économies humaines à la suite du bouleversement introduit par l’entrée dans une époque de libéralisme total. Les effets bénéfiques sont aisément repérables : ils tiennent à ce que le libéralisme nous a libérés de tous les dogmes oppressifs – ce qui a porté à de grandes conséquences dans l’éducation. Les effets problématiques commencent d’être inventoriés tant ils ne cessent de se faire de plus en plus lourdement sentir – au point que nous doutons aujourd’hui comme jamais de nos grandes institutions d’éducation comme la famille et l’école.
Nous essaierons de montrer que ces effets problématiques surgissent à partir du moment où on ne sait pas, on ne sait plus ou on ne veut plus s’interroger sur le bon usage de la liberté et son apprentissage (ce qui place de nombreux parents dans un grand embarras). C’est alors le fonctionnement pulsionnel qui se trouve partout favorisé – y compris chez l’enfant. Certes, c’est bon pour le Marché qui peut alors placer un objet manufacturé ou un service marchand ou un fantasme sur mesure en face de toute appétence pulsionnelle, mais nous montrerons en quoi ceci peut se révéler hautement dommageable pour ce qui concerne les modalités de subjectivation et de socialisation à l’œuvre dans cette culture.
Conférence :
Nous, parents, éducateurs, psychologues, sociologues, sommes évidemment nombreux à nous interroger sur les effets de la culture d’aujourd’hui sur l’enfant et sur son devenir, son devenir adolescent, puis adulte. Notre question est la suivante : quel citoyen et quelle cité à venir sommes-nous en train de préparer? C’est peu de dire que nous avons à cet égard quelques inquiétudes sur la façon dont la culture actuelle façonne en quelque sorte l’enfant. J’essaierai de répondre à ces questions en philosophe en faisant tout d’abord remarquer que nous avons raison d’avoir ces inquiétudes parce que l’enfant, ce n’est pas seulement un programme génétique qui se développe par lui-même, selon ses propres potentialités, c’est aussi l’effet d’un milieu culturel qui peut être favorable ou défavorable au développement de ces potentialités.
Je suis en train de dire là que, contrairement à ce qu’on entend de plus en plus aujourd’hui, tout n’est pas affaire que de nature, mais aussi et surtout de culture.
Il existe une théorie qui permet bien de rendre compte de ce rapport entre nature et culture, c’est la théorie dite de la néoténie humaine. Cette théorie s’est développée au cours du XXe siècle, à la suite des travaux de l’anatomiste hollandais Louis Bolk. Elle a été reprise, dans le domaine de la psychologie clinique par Freud, puis par Lacan, dans le domaine sociologique par un socio-anthropologue allemand du nom de Gehlen, et par plusieurs auteurs dans le champ philosophique. On trouve une présentation systématique de cette théorie dans les travaux du grand biologiste et paléontologue américain récemment disparu, Stephen Jay Gould, bien connu en France par ses travaux de grande diffusion (Darwin et les grandes énigmes de la vie, Paris, Pygmalion, 1979, et Le pouce du Panda, Paris, Grasset, 1982).
La néoténie part du constat que l’homme, contrairement à l’animal, naît incomplet, prématuré en quelque sorte. Et, de fait, les preuves de cette prématuration ne manquent pas : l’homme vient en effet au monde avec des cloisons cardiaques non fermées, il se caractérise par l’immaturité post-natale de son système nerveux pyramidal, par l’insuffisance de ses alvéoles pulmonaires, par sa boîte crânienne non fermée, par ses circonvolutions cérébrales à peine développées, par son absence de pouce postérieur opposable, par son absence de système pileux, par son absence de dentition de lait à la naissance, par l’absence de chant propre… Cette prématuration spécifique de l’homme se solde, entre autres conséquences, par un allongement considérable de la période de maternage et par un développement sexuel en deux temps, séparés par une longue période de latence. On parle donc là de la néoténie de l’homme, du grec néo nouveau, et du verbe tenein qui réfère à ce qui se prolonge. La néoténie, ce serait donc du nouveau, du pas fini qui se prolonge. D’où l’idée qu’il faut bien achever dans la culture ce qui n’est pas achevé dans la nature. Autrement dit l’homme naît deux fois, une fois dans la nature et une seconde fois dans la culture.
Si cette théorie est importante, c’est parce qu’elle permet de penser les rapports entre la nature inachevée de l’homme et la nécessité de la culture, laquelle vient, en quelque sorte, suppléer symboliquement à ce manque originaire. On pourrait le dire autrement : la culture constitue, pour l’homme, une seconde nature. C’est pourquoi il convient de caractériser la culture qui accueille aujourd’hui le petit d’homme, de s’interroger sur les institutions humaines comme la famille, l’école et le milieu socio-éducatif et socio-culturel qui prennent en charge l’enfant et de préciser le type de maternage et d’éducation que cette culture promeut en vue de produire un adulte.
Il y aurait beaucoup de choses à dire à partir de cette théorie – elle m’a, pour ma part, inspirer un livre, un gros livre, où j’essaie de traiter des questions d’éducation sur lesquelles elle permet de mieux penser. Mais, je vous ferai grâce de tout cela. Je ne retiendrai que quelques points importants pour mon propos d’aujourd’hui. La culture, cette seconde nature de l’homme, contient trois dimensions différentes. Je les cite : il y a le domaines des récits que les hommes sont font entre eux, il y a le domaine des grammaires grâce auxquelles les hommes tentent d’écrire les lois, comme telles scientifiques, du monde dans lequel ils vivent, et il y a le domaine des objets techniques que les hommes construisent pour tenter d’habiter un monde dans lequel ils n’ont pas vraiment leur place pour cause d’inachèvement, de non-finalisation et de non-adaptation véritable à la première nature.
L’homme néoténique, appelons-le par son nom, arrivant non-fini au monde, en défaut de première nature, se trouve dans la situation de devoir se finir en s’adjoignant ces éléments de seconde nature. Cela s’appelle l’éducation. L’éducation implique toujours un rapport générationnel tel que, comme le disait Kant, la génération précédente fasse l’éducation de la génération suivante. Ce dont l’homme néoténique hérite dans l’éducation contient les réponses historiques à la question cruciale de l’habitabilité du monde laissées par les générations précédentes. Mais ces réponses ne constituent jamais que les prémisses d’une véritable habitabilité qui reste toujours à inventer. Autrement dit, l’homme n’en finit plus de devoir imaginer, calculer et bricoler un habitat convenable, sans d’ailleurs jamais savoir ce qui lui conviendrait vraiment. C’est ainsi qu’il participe, comme il peut, à la reconstruction permanente de la seconde nature.
L’ontogenèse de l’homme néoténique inclut donc nécessairement l’accès à la seconde nature, c’est-à-dire le passage par l’éducation ‑ laquelle doit être instituée, sous peine de disparition de cette espèce mal adaptée, mal finalisée. Par « mal finalisée », je veux dire que l’homme n’occupe aucune place spécifique dans l’éco-système général. Il n’est en effet pas finalisé pour vivre en plaine plutôt qu’en montagne ou dans les déserts plutôt que dans les forêts tropicales. Il n’est pas spécialement adapté à la course, au fouissage, à l’escalade des arbres ou à la vie aux abords des zones aquatiques. Il n’est pas finalisé pour se nourrir de plantes plutôt que de graines, de vers de terre ou de viande. Il n’est pas davantage finalisé pour attraper les poissons plutôt que du petit gibier, de la grande venaison ou pour la cueillette des produits de la terre.
La naissance dans la première nature n’est donc rien pour l’homme néotène sans une naissance continuée dans la seconde nature. L’homme s’est donc doté de règles spécifiques pour cette seconde nature. Ce que je dis correspond à la vieille distinction des Grecs qui distinguaient les lois de la nature (qu’ils nommaient phusis) et les lois constituées des conventions que les hommes se donnent dans le droit par exemple et qu’ils nommaient nomos. On peut dire tout cela autrement, dans la culture, il n’y a pas que la science ou la technique, il y a les récits que les hommes se colportent de génération en génération. Récits qui contiennent les règles que les hommes doivent suivre pour pérenniser leur aventure, c’est-à-dire pour perpétuer leur civilisation.
Il se trouve que nous vivons dans l’espace occidental et que notre civilisation s’est trouvée placée sous l’égide de deux grands récits : d’un côté le grand récit monothéiste venu de Jérusalem et refondé à Rome et de l’autre le grand récit du Logos venu d’Athènes. Pendant des générations, ce sont les préceptes de ces deux grands récits qui ont été enseignés aux nouveaux venus par naissance, aux enfants, afin qu’ils trouvent leur place dans le monde.
Si je vous parle de tout cela, c’est aussi parce que je viens de beaucoup travailler sur cette question, travail qui va sortir dans quelques jours puisque je vais publier au début octobre d’ici un livre dans lequel j’essaie d’aborder cette dernière question : celle des règles consignées dans ces deux récits que l’occident s’est donné pour éduquer ses enfants et pérenniser ainsi son aventure. J’essaie d’y montrer que le Logos grec impliquait un récit de l’élévation de l’âme par passage de l’âme d’en-bas à l’âme d’en-haut au moyen de techniques d’action sur soi. Il faut que je vous dise quelques mots de cela. Commençons donc par l’âme d’en bas, l’épithumia. Cette âme est située dans le ventre ; elle est, chez les Grecs, le siège des passions dites concupiscentes, des appétences de la chair, de l’égoïsme, de l’orgueil, de l’avidité. C’est pourquoi cette âme d’en-bas devait absolument être tenue en laisse par l’âme d’en haut, le noûs, l’élément de l’intelligibilité, situé dans la tête, faute de quoi, elle s’émancipait pour imposer ses caprices au sujet.
Nous voici donc avec deux instances, l’âme d’en bas, l’épithumia, et l’âme d’en haut, le noûs. Enjeu de cette lutte entre la troisième et la première âme : l’âme intermédiaire, le thumos, l’élément irascible situé dans le « cœur ». Il était susceptible d’emportement et de colères dévastatrices lorsque dominait la troisième âme, mais également capable du courage qui fait les héros, les héros de la Cité, lorsqu’il était mis au service du noûs. Homère, par exemple, disait que le thumos était associé au sang et au souffle ‑ ce qui permettait la prouesse. Donc, le thumos, c’est un élément baladeur qui peut aussi bien verser du côté de l’épithumia que de celui du noûs ‑ on dirait aujourd’hui du côté de la pulsionnalité ou du côté de l’intelligibilité. C’est ainsi que l’enjeu de beaucoup de discussions apparaissant sur la scène philosophique sera de tirer le thumos du bon côté pour qu’il échappe à l’autre. Selon les cas, on parvient à des résultats tout différents : soit l’irascibilité est mise au service du noûs (et elle devient force éclairée, se soldant par l’opiniâtreté, la vigueur et le courage) soit de l’épithumia (et elle devient force aveugle, dangereuse, nuisible, dévastatrice de l’être-soi et de l’être-ensemble).
Pour le Grec de cette période, l’enjeu était donc aussi simple que crucial : ne plus être la proie de ses passions et, pour ce faire, les domestiquer. Le pire qui pouvait en effet arriver alors à un homme était de tomber sous l’emprise de ses passions.
Il ne faut donc pas entendre ce terme de « passion » au sens positif actuel comme lorsqu’on dit aujourd’hui, de façon enjouée, dans la pub, qu’il faut « vivre ses passions ». Il faut l’entendre au sens littéral, qui est négatif. Tout simplement parce que, comme l’étymologie latine l’indique, dans la passion, on est essentiellement passif : on pâtit, on subit comme lorsqu’on est emporté dans un galop incontrôlable par un cheval emballé. Et lorsqu’on pâtit, on n’agit pas. On est agi, de sorte qu’on s’agite peut-être, mais on n’agit pas au sens où l’on n’est pas agent, mais patient, c’est-à-dire passif. Tous ces termes, « pâtir », « passivité », « passion » et « pathos » doivent donc être mis en série ‑ ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’ils participent tous de la même racine gréco-latine. Il suffit qu’on établisse cette série pour que jaillisse une signification philosophique de la plus grande importance : si l’épithumia est le siège des passions dites concupiscentes, alors il faut les maîtriser pour ne pas se laisser embarquer on ne sait où et se perdre, pour ne pas pâtir passivement de ses passions et verser ainsi dans le pathos. Ce n’est cependant pas dire que la passion est mauvaise en soi ‑ comment d’ailleurs la vie indomptée qui coule et qui flue en nous pourrait-elle être mauvaise ? ‑, c’est simplement dire que, non dirigée (par le noûs), laissée à elle-même, elle ne peut rien donner de bon.
Celui qui ne s’engagerait pas sur ces chemins spirituels escarpés n’aurait aucune chance d’atteindre quelque vérité que se soit. Il resterait pris dans les illusions multiples et trompeuses fournies par des sens en état d’excitation, ayant alors toutes les chances de prendre des ombres pour des réalités comme dans l’allégorie de la caverne dans le Livre VII de La République, autrement dit des vessies pour des lanternes.
Mais il y a une autre raison pour laquelle il faut se méfier de la passion. Elle est parfaitement exposée dans le livre II de La République de Platon (359c1-3). L’interlocuteur de Socrate, Glaucon, se demande en effet « jusqu’où la passion (épithumia) peut conduire ? ». Et il répond une ligne plus bas en disant qu’elle conduit à la pléonexie. Qu’est-ce que la pléonexie ? C’est le « désir d’avoir toujours plus » (idem, 359c5) ‑ le terme est formé de pléon (plus) et echein (avoir), donc littéralement « avoir plus », mais avec, en grec, un sens qui dénote l’injustice, à la suite d’actions faites sur le dos d’autres. Mais plus de quoi ? Plus de biens, plus d’argent, plus de possessions, plus de jouissance, plus de pouvoir, bref, plus de tout ce qui sert à satisfaire l’orgueil, l’amour de soi, la cupidité, la concupiscence. C’est bien sûr là que Socrate intervient pour identifier ce personnage comme destructeur de notre Cité, de l’être-ensemble. Le pléonexe, le grand avide, est celui qui veut toujours plus, au risque même de tout détruire autour de lui.
On peut dire que cette version a tenu jusqu’au 18e siècle. Je me suis amusé dans le livre qui va sortir à mettre en rapport les textes antiques et certains des textes modernes. On peut là constater que les textes des Lumières allemandes (ceux de Kant, par exemple) reprennent la problématique antique pour la moderniser, alors que les textes des Lumières anglaises, ceux qui donneront naissance à la pensée libérale, au libéralisme dont on parle tant aujourd’hui, cherchent la rupture avec cette problématique. Ce sera là une rupture importante dans la culture puisque, jusqu’au 18e siècle, on disait qu’il faut tenir le pléonexe à distance de la cité. La philosophie ne sera d’ailleurs pas la seule à se fixer cette ligne de conduite puisque cette nécessité de le tenir à distance apparaît aussi dans les sagesses populaires, ces philosophies spontanées des peuples. Nous en sommes renseignés par Marcel Mauss, le grand anthropologue qui a découvert la loi de l’échange dans les sociétés traditionnelles : il n’hésite pas à parler d’une « horreur de la pléonexie » dans ces sociétés1. Cette expression est très forte.
Mauss était bien placé pour comprendre cette horreur. La pléonexie interrompt en effet le cycle ternaire de l’échange dans ces sociétés : le pléonexe ne veut plus « donner, recevoir, rendre », mais tout simplement « prendre », tout prendre.
Pour se rendre compte de cette rupture, il suffit de prendre le fameux texte de Mandeville, écrit à Londres en 1704, la Fable des Abeilles. Lui aussi se demande dans ce texte jusqu’où la passion peut conduire. Et il répond sans ambages, comme Glaucon : « à la pléonexie ». Sauf qu’ici, la pléonexie, loin de produire rejet ou dégoût, déclenche un véritable enthousiasme puisque cette pléonexie, loin de desservir la Cité en la livrant à l’insatiabilité de quelques-uns, apparaît alors comme ne pouvant que la favoriser, et cela dans des proportions encore jamais imaginées. C’est ainsi qu’à la question de savoir à quoi conduisent « les vices privés », effets de l’épithumia, Mandeville répond tout simplement « à la vertu et à la fortune publiques ». On pourrait prendre l’exemple du voleur grâce à qui s’édifie le droit, existent les avocats et les juges, permettent de donner du travail aux architectes et aux gardiens de prison. Alors que l’épithumia s’était toujours fait damner le pion, voici donc que, pour la première fois dans l’histoire de la culture occidentale, elle gagne nettement la partie : les passions, les vices privés ne font plus l’objet d’une réprobation, mais d’une louange, d’un véritable panégyrique, voire même d’un encensement qui sera de plus en plus exalté. C’est là un coup de théâtre la culture occidentale. Il apparaît donc que le libéralisme anglais est né de reprendre le débat exactement où Platon l’avait clos et qu’il a apporté une réponse exactement inverse : puisque le vice mène à la vertu, il faut donc non plus contrôler les passions et les pulsions, mais les libérer et les encourager.
Vous connaissez maintenant la morale de la Fable des abeilles : « Les vices privés sont la vertu publique ». Le libéralisme est né, il mettra 3 siècles à s’imposer sans partage dans le monde. Car nous vivons aujourd’hui, depuis trente ans, dans un monde entièrement libéral. Vous avez compris où je veux en venir : si on peut gager que vivre dans une culture qui exalte la libération des passions est sûrement bon pour le marché, c’est beaucoup moins sûr que l’éducation du petit d’homme.
Dans la foulée, il faut également peut comprendre que c’est aussi l’autre grand récit, le récit monothéiste, qui s’est trouvé complètement renversé. Il repose lui sur un principe de charité, c’est-à-dire d’amour de l’autre. Dans La Cité de Dieu (XIV, 28, 1), par exemple, Augustin, l’un des principaux Pères de l’Église latine et l’un de ses trente-trois docteurs, prophétisait que la terre des hommes serait, jusqu’à la fin du monde, le lieu d’affrontement de deux grands royaumes possibles, fondés sur deux amours bien différents : le premier procédant de « l’amour de Dieu poussé jusqu’au mépris de soi » (Amor Dei usque ad contemptum sui) et le second, de « l’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu » (amor sui usque ad contemptum Dei).
Amor Dei versus amor sui : c’est là l’opposition fondatrice qui met en tension le grand récit monothéiste, judéo-chétien. Ni le texte d’Augustin en particulier, ni le grand récit monothéiste en général, n’existeraient sans référence à cette contradiction qui installe la proposition positive sur l’Amor Dei en position majeure et la proposition négative sur l’Amor sui en mineure. Tant que ce rapport sera conservé, le grand récit fonctionnera et gardera toute son efficace auprès de ceux à qui il s’adresse. Mais dès qu’il sera inversé, nous passerons à autre chose. Cette opposition fondatrice peut se décliner sur bien des modes différents. Par exemple, Augustin lui-même lui substitue parfois l’opposition amor socialis et amor privatus :
De ces deux amours, dit-il, l’un est saint, l’autre impur. L’un tourné vers les autres [c’est pour cette raison qu’il est dit socialis], l’autre centré sur soi [d’où privatus]. L’un est soucieux du bien de tous, l’autre va jusqu’à subordonner le bien commun à son propre pouvoir en vue d’une domination arrogante. L’un est soumis à Dieu, l’autre rival de Dieu […]. L’un est amical, l’autre envieux. L’un veut pour autrui ce qu’il veut pour lui-même, l’autre veut soumettre autrui pour son propre intérêt2.
Or, que trouve-t-on dans les textes de naissance du libéralisme ? Une mise au premier plan de l’égoïsme qui sera appelé par Adam Smith, le fondateur de la théorie économique libérale, le self love. Eh bien, de la même façon que pour le premier principe, il aura fallu trois siècles pour que les Lumières anglaises, chantant le self love, l’emportent sur les Lumières allemandes qui prônaient le grand récit exemplaire du dépassement de soi afin d’accéder au sujet transcendantal.
Là où ces deux courants des Lumières se distinguent, c’est sur un point capital : celui du mode de régulation à mettre en œuvre dans l’action ‑ soit tout ce qui concerne ce qu’on appelle la raison pratique. Sur ce point, Smith et Kant, presque exacts contemporains, sont de parfaits frères ennemis. Partis d’une même référence à Newton, ils finissent par camper sur des positions parfaitement opposées3. Alors que pour Kant, il faut absolument réguler ‑ la morale doit être fondée sur l’impératif catégorique consistant à se donner une loi à suivre dans la vie pratique ‑, pour Smith, il faut surtout laisser faire les égoïsmes privés, c’est-à-dire déréguler.
Il y a deux raisons chez Smith pour lesquelles il faut absolument laisser faire les intérêts privés. La première, c’est parce que l’altruisme est purement et simplement un leurre :
Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils portent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme (Richesse des nations, désormais RdN, I).
Renoncer à l’altruisme est peut-être d’un coût sentimental élevé, mais il vaut mieux selon lui renoncer au leurre et adopter un principe réaliste : si l’autre est sympathique avec moi et me donne ce que je souhaite, c’est seulement, affirme-t-il, parce qu’il y trouve son intérêt. Il s’ensuit une conséquence lourde devant laquelle Smith ne reculera pas : ce principe transforme notre monde en une société de marchands. Dans ce monde, écrit-il, « chaque homme est devenu un commerçant » (RdN, I, IV). Et, si tel est le cas, alors nous devons tous agir comme des marchands en quête du meilleur intérêt possible. Bref, nous devons faire comme si tout avait un prix.
L’objection qui se présente alors, c’est que si chacun défend ses intérêts égoïstes, ces derniers entreront alors fatalement en conflit. C’est là qu’intervient la seconde bonne raison pour laisser faire : il existe un processus « invisible » qui établit et maintient la compatibilité générale des intérêts :
En dirigeant son industrie de manière que son produit ait le plus de valeur possible, [l’individu] ne pense qu’à son propre gain. En cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions. Ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société (…). Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler (RdN, IV, 2).
Vous voyez que là le marché est transformé en une sorte de nouvelle religion. Si les hommes se mettaient à réguler, ils ne pourraient qu’entraver le plan divin, lequel doit impérativement se réaliser tout seul pour le plus grand bonheur de tous sans que, surtout, personne ne s’avise de le modifier, même pour l’améliorer, parce qu’il risquerait alors de le compromettre.
Kant développe des positions parfaitement opposées. Il est hors de question pour lui de réduire notre société à une société de marchands. Tout simplement parce qu’il existe une catégorie de biens qui ne peuvent être ni possédés, ni aliénés. Cela n’interdit pas le marché, mais le circonscrit à la zone des produits achetables et l’exclut d’une autre où figurent des valeurs inachetables, comme, par exemple, la justice, la vie, l’amour, l’amitié, le désir, un destin personnel, un destin collectif, des biens appartenant collectivement à l’espèce humaine, notamment ceux qui impliquent sa vie et sa survie.
Après une lutte de trois siècles, le libéralisme, d’abord anglais, puis anglo-américain, puis mondialisé, l’a finalement emporté. Nous sommes ainsi passés de la modernité à la post-modernité. Le jeu décisif s’est déroulé au cours de ces trente dernières années, disons depuis 1980, date de la prise du pouvoir de Reagan aux États-Unis et de Thatcher en Angleterre. Aujourd’hui, nous vivons dans une culture qui a mis au poste de commande l’avoir toujours plus, le tout marché et l’égoïsme. Comment voulez-vous que cela n’atteigne pas les enfants ? Les institutions familiale et scolaire ont pour l’essentiel rendu les armes devant ce raz de marée. Comment auraient d’ailleurs pu résister dans la mesure où elles ont été concurrencées sur le terrain de l’éducation par des industries culturelles extrêmement puissantes : télévision, jeux vidéos, films et technologies mettant en œuvre un dressage précoce à la consommation, ventant la mise en avant permanente de soi et exaltant le fonctionnement passionnel et pulsionnel.
Rassurez-vous, je ne suis pas en train de chanter la belle culture du passé pour dire que c’est à ces principes qu’il faut en revenir. D’autant que je sais très bien une chose. Ces beaux principes pouvaient dissimuler d’autres oppressions, par exemple, l’oppression patriarcale sur les femmes dans le monothéisme et la justification de l’esclavage dans le discours du Logos – des hommes en effet devaient être assujettis au travail manuel pour que d’autres soient libres de se livrer au monde des idées. Bref, ces principes ont souvent été utilisés de façon hypocrite pour maintenir dans l’obéissance certains groupes sociaux. Je suis simplement en train d’examiner ce qu’était notre culture, la culture dans laquelle baignait l’enfant, afin de mieux voir ce qu’elle est aujourd’hui devenue.
Mais au lieu de dépoussiérer, de laïciser les anciennes valeurs pour les actualiser, pour nous défaire des oppressions qu’elles contenaient, nous les avons renversées. Et cela a eu des conséquences considérables, non seulement dans le domaine économique, mais aussi dans toute la culture.
Notre époque se caractérise ainsi par une mutation culturelle de grande ampleur, marquée par l’apparition d’un milieu libéral qui tend aujourd’hui à se généraliser dans le monde sous la forme du néo-libéralisme mondialisé. Contrairement à ce qu’on croit souvent, ce milieu libéral ne concerne pas que le développement d’une économie du tout marché (dont on voit clairement les limites et la fragilité aujourd’hui). Car ce processus affecte aussi les autres grandes économies humaines. Par autres économies humaines, j’entends l’économie politique (vous savez que l’État est aujourd’hui en crise puisqu’on lui a fait quitter sa dimension régulatrice pour le réduire à une acceptation du laisser-faire), j’entends aussi l’économie symbolique (qui concerne les valeurs sur lesquelles la communauté repose), j’entends aussi l’économie sémiotique (les types de discours et d’échanges discursifs qui se déploient, on ne prépare plus les enfants à chercher le vrai, mais à gagner dans les échanges) et j’entends enfin l’économie psychique (la façon dont sont alors gérées les pulsions). C’est partout le fonctionnement pulsionnel qui se trouve favorisé – y compris chez l’enfant. Certes, c’est bon pour le Marché qui peut alors placer un objet manufacturé ou un service marchand ou un fantasme sur mesure en face de toute appétence pulsionnelle, mais il est clair que ceci peut se révéler hautement dommageable en ce qui concerne les modalités de subjectivation et de socialisation.
Appréhender la culture dans laquelle baigne aujourd’hui l’enfant, revient donc à comprendre les mutations qui affectent toutes les grandes économies humaines à la suite du bouleversement introduit par l’entrée dans une époque de libéralisme total. Certes, il y a eu des effets bénéfiques : le libéralisme nous a libérés de tous les dogmes oppressifs – ce qui a porté à de grandes conséquences dans l’éducation. Mais il est tant aujourd’hui de s’interroger sur les effets problématiques. Ils commencent d’être inventoriés tant ils ne cessent de se faire de plus en plus lourdement sentir. Je dirai pour conclure que si liberté et libéralisme consonnent et c’est heureux, il faut cependant aujourd’hui s’interroger le bon usage de la liberté – c’est peu dire que beaucoup parents (et nombre d’enseignants) sont à cet égard complètement perdus et attendent de nous quelques nouveaux repères.